Editions Take 5 par Nicolas Liucci-Goutnikov (Curator, Centre Pompidou)
Parmi les innombrables « concepts à bords flous » engendrés par les usages du langage, celui de « livre d’artiste » présente un cas d’espèce typique des batailles de définitions propres à l’art du 20e siècle, visant, en donnant un nouveau sens à un mot, à imposer une pratique au dépends d’autres plus anciennes. À la fin du 19e siècle, le livre devint un objet d’investissement à part entière pour des artistes qui, inquiets des effets des techniques de reproduction photomécanique, voulurent des ouvrages qui, comme l’écrivait William Morris, eussent exprimé une « prétention claire à la beauté » ; des ouvrages dont ils eussent contrôlé la conception et la fabrication, de concert avec des éditeurs ou des écrivains, avec une attention renouvelée à la tradition de la gravure, dans son essence artisanale ; des ouvrages précieux, produits en édition très limitée, qui eussent rencontré de facto l’intérêt de sociétés de bibliophilie alors en plein essor. On appela ces ouvrages des « livres d’artiste » : cette expression fut si bien admise qu’elle fut souvent reprise en français dans des textes en langue anglaise. Mais à partir des années 1960, cette acception bibliophilique du livre d’artiste fut remise en cause au profit d’une redéfinition radicale principalement opérée depuis les États-Unis, et donc formulée en anglais, de l’artist book : dans cette version, articulée à la notion de book art, le livre devait avoir un seul et unique auteur, l’artiste ; il devait également être destiné à un large public, dans le but certes louable de rendre l’art accessible à tous.
Cette version-là du livre d’artiste s’opposait frontalement à l’acception ancienne, qui perdura néanmoins vaillamment et qui fait aujourd’hui encore la preuve de sa vigueur, à l’image des ouvrages produits par la maison d’édition Take5, fondée par Céline Fribourg en 2005, qui contribuent au renouvellement contemporain du livre d’artiste « de tradition française ». À l’exemple des grands précurseurs d’antan – pensons à Ambroise Vollard qui, pour lancer son activité éditoriale, convainquit Paul Verlaine de le laisser publier son recueil de poèmes Parallèlement (1900) et décida d’en confier l’illustration à Pierre Bonnard -, Céline Fribourg joue un rôle moteur dans la conception des ouvrages produits par Take5. Fine lectrice et conduite par le désir d’unir le texte et l’image, ou plus largement d’allier le visible au lisible, Fribourg fait se rencontrer les travaux d’écrivains (tous écrivains confondus, qu’ils soient littérateurs ou scientifiques) et d’artistes (pratiquant souvent la photographie) : Siri Hustvedt et Idris Khan, Jean-Philippe Toussaint et Annette Messager, Alberto Manguel et Ali Kazma, Tom MacCarthy et Ernesto Neto, Wajdi Mouawad et Gabriele Basilico, ou encore les neurologues Pierre Magistretti et François Ansermet avec une douzaine d’artistes dont Valérie Belin, Vik Muniz ou Sylvie Fleury ; pour Library of Absence (2023), c’est Céline Fribourg elle-même qui interviewe l’ancien champion du monde d’échecs Vladimir Kramnik, dans le cadre d’une collaboration avec l’artiste Conrad Shawcross ; pour A Walk in the Forest (2021), enfin, l’artiste Tony Oursler retranscrit les conversations que tiennent les différents « arbres-personnages » apparaissant dans la vidéo contenue dans le livre, relayant à travers eux les inquiétudes que suscitent la catastrophe écologique à venir. Dans tous les cas, la dépendance habituelle de l’image vis-à-vis du texte, en tant qu’illustration, n’est ici pas de mise : dans chacun des projets des éditions Take5, la rencontre des arts visuels et de la littérature est réalisée dans une autonomie préservée des formes : « Mot et image à égalité », comme l’écrivit Ilya Kabakov dans un texte fameux.
De fait, lisible et visible ne fusionnent pas toujours en un même support : l’objet éditorial, en tant que tel, peut tout aussi bien se présenter comme un « cahier », c’est-à-dire relié, à l’instar de Book of Chastity (2010), que comme un portfolio, permettant alors une totale liberté dans l’usage des tirages photographiques ou d’impressions pigmentaires pouvant être extraits à la discrétion de l’heureux propriétaire de l’ouvrage. D’autres pièces affirment une dimension fortement objectale, à l’instar de Passage/s (2022), dont l’emboîtage en carton révèle, lorsqu’il se déplie en accordéon, une sorte de teatrino livresque, un « peep-show architectural » selon les termes de son créateur Do Ho Suh, ou de A walk in the forest, déjà mentionnée, contenant un dispositif de diffusion intégré présentant une œuvre vidéo de Tony Oursler. La sculpture créée par Conrad Shawcross pour Library of Absence déborde quant à elle carrément le cadre du livre : lanterne magique contemporaine sur laquelle peuvent être fixés et projetés des disques ajourés, elle s’apparente à une pratique du livre « in an expanded field », occupant avec ses modernes « rotoreliefs » l’espace environnant (de fait, la valise dans laquelle l’appareil de projection est plié fait penser la boîte dans laquelle Duchamp aurait tenté de vendre ces propres Rotoreliefs, sur son petit stand de la Porte de Versailles, en 1935). Ces deux derniers exemples montrent combien, du point de vue de la fabrication, Take5 se soucie tout autant de l’antique tradition de l’impression et de la reliure, que d’innovations technologiques susceptibles de d’élargir le champ du livre.
S’ajoute un troisième acteur à la collaboration entre écrivain et artiste : le graphiste, dont l’intervention s’étend de la construction graphique et typographique de la page à la conception d’un boîtier. En cette matière, d’ailleurs, les productions de Take5 sont particulièrement remarquables : loin de ne constituer qu’une protection pour l’ouvrage, l’emboîtage s’affirme comme une fin une soi, imposant sa présence dans l’espace en tant qu’objet d’exposition, voire de pièce sculpturale. Les classiques étuis, chemises, boîtes à couvercle coiffant, ou boîtes à chasses, se trouvent transformées en de véritables ouvrages d’art, à l’image du boîtier conçu par Joan Foncuberta et Céline Fribourg, en miroir oxydé à la main, aux reflets d’or et d’argent, pour Vanishing Memories (2020) ou de la troublante mallette (capsule ?) en résine aux lignes presque liquides de A Walk in a forest ; de l’extraordinaire boîte à compartiments, revêtue d’un voile de nylon orangé, conçue par Ernesto Neto pour Book of chastity (2020) ou des plaques de mousse solidifiées pivotantes imaginées par Robert Stadler pour Beyrouth (2008). La sophistication de ces réalisations rappelle celle d’un Des Esseintes, dandy jusque dans la bibliophilie, recherchant inlassablement les supports les plus sensationnels, de la « soie antique » à la « peau de bœuf estampée ». Cette quête rappelle celle d’un autre dandy moderne déjà mentionné ici, Marcel Duchamp, qui, évoquant ses diverses boîtes, de la Boîte-en-valise (1936-1941) à la Boîte alerte (1959-1960), ou la revue mythique fondée par l’un de ses grands admirateurs William Copley, Shit Must Stop (1968), écrivait : « c'est un mélange de plusieurs choses. Nous n'essayons pas de promouvoir un type d'art, mais plutôt de suggérer les différentes voies que les idées peuvent emprunter. Nous incluons donc l'ancien et le nouveau dans un contexte qui vise avant tout à surprendre et à faire de la boîte elle-même une sorte de joie adulte »[1]. On pourrait sans doute en dire de même de l’entreprise de Céline Fribourg avec Take5.
[1] lettre à Joseph Cornell, 26 juin 1968 - https://williamncopley.com/programs/the-letter-edged-in-black-press-s-m-s/