Les éditions Take5
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Take5

par *May Castleberry

Comme le morceau de jazz mythique dont s’est inspirée Céline Fribourg pour choisir le nom de sa maison d’édition, les éditions Take5 sont animées par un esprit d’improvisation. Sous l’impulsion créatrice de leur fondatrice, en choisissant des thèmes ambitieux et explorant de nouvelles directions pour chacune de leurs nouvelles publications, les éditions Take5 engagent un processus de collaboration entre artistes, écrivains, designers, qui entremêlent leurs œuvres d’une façon intime et donnent naissance à une nouvelle œuvre d’art. De l’idée à la production, le projet évolue sans cesse au gré des interactions entre les participants, jusqu’à ce que cette alchimie donne naissance au livre. Il respecte scrupuleusement l’intégrité des œuvres de chacun tout en présentant ce nouveau dialogue comme une œuvre en soi, dont la séquence, le format, la typographie, les matériaux et les techniques d’impression sont choisis avec le plus grand soin.

Les artistes explorent le médium du livre depuis de nombreuses décennies. Par leurs expérimentations, ils ont réussi à créer des « livres d’artistes », modernes ou contemporains, souvent associés à certains mouvements artistiques, qui ont totalement renouvelé l’essence et la forme de ce médium au cours des cent cinquante dernières années. Par essence, le rôle des artistes est primordial dans la création d’un livre d’artistes. Il est incontestable que l’expression la plus «pure» de la vision d’un artiste passe souvent par l’auto-édition. Pourtant de nombreux livres d’artistes importants doivent leur existence à l’initiative d’éditeurs visionnaires. Il se trouve que les éditions Take5 ont cette vision.

 

 

Alors que les livres sont aussi variés que sont différents les artistes avec lesquels les éditions Take5 ont choisi de collaborer, leur ligne éditoriale s’inspire de deux modèles historiques. En tant qu’entreprise d’édition (il serait d’ailleurs sûrement plus pertinent de parler de passion que d’entreprise pour définir l’aventure éditoriale que représente la publication d’un livre d’artistes…), l’approche des éditions Take5 est comparable à celle des éditeurs de livres d’artistes du début du xxe siècle. Ces magnifiques éditions signées, au tirage limité, offraient un dialogue entre des œuvres artistiques et littéraires d’égale importance. Un soin tout particulier était accordé à la typographie, au graphisme, à la conception et à la réalisation de l’ouvrage. En même temps, chacun des projets des éditions Take5 s’ancre dans la tradition du livre de photographies. Chaque livre présente une série de photographies qui peuvent être appréciées individuellement, ou s’articuler à la séquence du récit et participer à la narration. Les éditions Take5, tout comme leur prédécesseur les éditions Coromandel, en donnant carte blanche aux écrivains et aux artistes qu’elles choisissent, parviennent à créer des dialogues remarquables entre les mots et la photographie.

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* May Castleberry est responsable de l’édition des livres d’artistes pour le Library Council du Musée d’Art Moderne de New York (MoMA).

Kairos

*par / by Charles Méla

Une rencontre heureuse, le kairos des Grecs, préside parfois au destin d’une belle entreprise.

Qu’y avait-il de commun entre une maison d’édition de livres d’artistes contemporains, le nom qu’elle s’est choisi en 2006, une bibliothèque riche de tous les écrits marquants de l’histoire humaine, qui venait d’ouvrir son musée en 2004, et un médiéviste de profession qui en était à cette date le directeur ? Un moment d’éblouissement à la vue d’un premier livre, au nom « de verre et de rose », Vetri Rosa, les hasards d’une amitié naissante, une même passion pour l’art et la beauté, le désir d’ouvrir une collection déjà prestigieuse à une création contemporaine si originale dans sa façon de marier les arts, tout ceci a joué assurément. Mais « l’astre » qui nous gouverne rappelle aussi qu’un nombre ne vient jamais au hasard. 5 était ce nombre. Le lecteur de L’Art religieux au Moyen Âge d’Émile Mâle, cher à Proust, connaît la valeur du cinq dans l’histoire des Vierges sages et des Vierges folles, dont la Glose ordinaire nous livrait le sens, de symboliser les joies des cinq sens, charnels ou spirituels.

C’était aussi dans le cercle où s’inscrivaient les cinq extrémités du corps humain que se figurait « l’homme de Vitruve », au point que le 5 s’identifia électivement au chiffre de l’homme. Plus mystérieusement le « pentacle », l’étoile à cinq branches, qu’on trouvait sur le bouclier de Gauvain dans l’histoire du Chevalier Vert, l’une des toutes premières grandes oeuvres de la littérature anglaise, nous signifiait le hiéroglyphe de la matière première dans l’oeuvre au noir au départ de la transmutation alchimique, qui rythme au demeurant le 5x5x5 de L’Emploi du Temps de Michel Butor.



De cette extraction ou de cette abstraction, nous avons gardé depuis Rabelais le nom vénérable de « quintessence ». Or, le nom élu par l’éditrice des éditions Take5, pour nous suggérer entre autres de prendre cinq minutes le temps de lire ou de découvrir, était lui-même un emprunt au titre du plus grand hit du jazzman Dave Brubeck en 1959 qui dérivait du rythme inusuel à cinq temps adopté dans ce morceau. Il ne restait pour boucler le tout que de relire la conférence que donna en 1967 Martin Bodmer dans la Salle des abeilles de l’Athénée pour présenter sa Bodmeriana. Il avait bâti sa collection sur le nombre mystique du 5, autour des cinq piliers que représentaient dans les créations de l’esprit humain à son plus haut point d’accomplissement, Homère, la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe, qu’il appelait son « pentagone poétique », et où il pressentait un principe d’harmonie au sein du monde, ordonné autour des cinq manifestations des puissances de l’histoire, de la foi, du mot, de l’art et du savoir, et de la répartition entre les cinq périodes de l’histoire humaine et les cinq civilisations de l’écriture. Mais nous touchons là au dernier-né des éditions Take5, le livre de tous les livres, Recto Verso, et à « l’hommage à Babel » qu’Alberto Manguel, l’ami de Borges, y consacre à la Weltliteratur.

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* Charles Méla, ancien normalien, est professeur honoraire à l’Université de Genève où il a enseigné de 1981 à 2007. Il a dirigé la Fondation Martin Bodmer de 2003 à 2014.

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